Cahier de Généalogie


Dix mille générations d'humains

La généalogie est plus que jamais à la mode, pour de multiples raisons plus ou moins bonnes pointées par les psycho-sociologues: peur d'un avenir incertain, crainte de perdre une identité collective, éclatement géographique et sociologique des familles. Il fut un temps où la principale raison d'être de la généalogie était de prouver ses quartiers de noblesse. Cette motivation n'a pas totalement disparu, et dans certains cercles de généalogistes à particule flotte encore un parfum suranné d'Ancien Régime. Une aristocratie est encore bien vivante, pour qui généalogie et carnet mondain se conjuguent pour cultiver l'entre-soi. Mais aujourd'hui, à rebours, on trouve souvent l'objectif plus sympathique d'agrandir le cercle de ses cousins, jusqu'à y inclure l'humanité toute entière.

Explorer sa généalogie, c'est ouvrir les coffres d'un grenier poussiéreux, au fond lesquels l'enfant en nous rêve de découvrir des trésors secrets. Dans la famille proche, c'est l'oncle, la tante ou la cousine dont on ne parlait jamais à la maison, les non-dits, les interdits, les fractures qui se propagent de génération en génération et continuent à nous traverser. Plus loin dans le passé, et plus futile, c'est l'espoir de dénicher un ancêtre célèbre ou simplement inattendu, un notaire au milieu de paysans analphabètes, un fauconnier du Roi, un maître cartier, une lignée de vignerons, une trobairitz du Languedoc, un jarl Viking ... et à travers ces découvertes ancrer notre petite histoire dans la grande, par mille détails qui nous font toucher du doigt que nous sommes les héritiers de tout un peuple, d'autant plus nombreux et divers qu'on remonte loin dans les siècles passés.

Mais est-elle utile ou futile, cette collection patiente et fastidieuse, ancêtre après ancêtre, avec ses impasses, ses erreurs, les actes manquants ou peu lisibles, les filiations douteuses, les ambigüités, pour rassembler ce qui finalement ne seront que des preuves fragiles de notre cousinage avec tout un chacun? Pourquoi ne pas se fier simplement à l'évidence génétique? Si nous partageons 99,9% de nos gênes, c'est que nous les avons hérités d'ancêtres communs. Remontant les siècles jusque bien avant l'histoire, il nous faut imaginer des milliers de générations ininterrompues qui nous relient à des ancêtres qui nous ressemblent de moins en moins, voire plus guère au bout de quelques millions d'années, sans qu'on puisse mettre quelque part une limite nette, montrer un humain dont les parents ne seraient pas humains. Et ceux que la génétique laisse sceptiques pourront faire appel à l'arithmétique et au calcul des probabilités, qui montrent de façon assez convaincante que nos ancêtres communs sont moins éloignés dans le passé qu'on ne croirait a priori. Mais la certitude de leur existence ne suffira pas à ceux qui voudraient qu'on les leur désigne explicitement. Malheureusement, pour notre génération au moins, cette preuve se cache souvent au-delà de l'horizon documentaire. Voir cette page, pour les curieux des chiffres.

Où mettre la limite à cette quête des origines qui anime le généalogiste? À ces ancêtres les plus lointains que nous pouvons nommer et identifier, racines (ou branches, suivant le point de vue) extrêmes de notre arbre généalogique documenté? Aux derniers ancêtres communs à tous les humains vivants aujourd'hui? Aux premiers hommes ou réputés tels? Aux ancêtres de tous les vivants? À la formation de la Terre et du Système Solaire, de la Galaxie, au Big Bang? Au fur et à mesure que nous remontons le temps, les perspectives changent, ainsi que les méthodes, le vocabulaire, les modes de représentation. Il n'y a pas une science unique du passé, et si chacune des disciplines qui l'étudient mérite qu'on s'y arrête aucune d'elles ne livre un récit complet, une perspective globale sur notre histoire. Une difficulté majeure dans cette tâche est le formidable changement d'échelle nécessaire pour passer d'une représentation à l'autre. Comment englober en un seul récit les années de nos vies, les millénaires de notre mémoire historique, les millions d'années de la préhistoire de l'homme, les milliards d'années d'histoire de la vie sur notre planète? Nombre de vulgarisateurs de talent ont raconté cette épopée, des origines de la Terre à l'apparition de l'homme, mais cette histoire reste un peu abstraite pour le lecteur qui ne la raccorde pas forcément à son histoire personnelle. La généalogie peut servir à concrétiser cette relation entre mon histoire et l'Histoire, à condition de ne pas s'arrêter à l'horizon des ancêtres connus et nommés, même si cet horizon semble parfois déjà lointain.

10 générations = 300 ans
Quiconque a exploré un peu sa généalogie est parvenu à identifier tout ou partie de ses ancêtres sur quelques générations, et à les replacer dans les tumultes de l'Histoire. J'avais 15 ans en mai 68, mon oncle était dans la Résistance en 1942, mon grand-père était dans les tranchées à Verdun en 1916, mon arrière-grand-père a fait la guerre de 1870, son grand-père a connu la Révolution et l'Empire. Mes ancêtres à la dixième génération vivaient sous Louis XIV. Je ne les ai pas tous retrouvés dans les archives généalogiques, mais j'ai le nom d'une bonne cinquantaine d'entre eux. Sous Henri IV, je n'en connais plus que quelques-uns, et plus aucun sous François Ier. Avant 1500, mes origines personnelles se fondent ainsi dans l'histoire commune. Qui a la chance d'avoir une ascendance no(ta)ble pourra remonter quelques siècles plus haut, avec toutes les incertitudes des filiations médiévales, jusqu'aux premiers Capétiens, aux empereurs de Constantinople et aux rois d'Arménie de la fin de l'Empire Romain. Un peu moins de deux millénaires dans le meilleur des cas, soit une soixantaine de générations.

100 générations = 3 000 ans
Personne ne peut sérieusement prétendre avoir identifié avec certitude même un seul de ses ancêtres aussi loin dans le passé. Pourtant il y a 3000 ans vivaient un certain nombre d'individus dont pratiquement tous les humains vivants aujourd'hui sont les descendants. Le dernier ancêtre commun à toute l'humanité actuelle a sans doute vécu il y a moins de 100 générations. Et les modèles d'évolution des populations parviennent à la conclusion étonnante que si on remonte environ deux fois plus loin, au début des temps historiques, il y a six mille ans, tous nos ancêtres sont communs. Autrement dit pour toute personne qui vivait à cette époque, ou bien elle n'a pas de descendance aujourd'hui, ou bien tous les humains d'aujourd'hui sont ses descendants. Et ceci est valable évidemment pour toutes les périodes antérieures.

1 000 générations = 30 000 ans
Nous sommes là bien avant l'Histoire écrite, et pourtant nos ancêtres Homo sapiens ont depuis longtemps essaimé depuis l'Afrique, leur continent d'origine, vers l'Eurasie où ils cohabitent et se métissent avec leurs cousins Néanderthaliens et Dénisoviens. C'est le maximum de la dernière glaciation.

10 000 générations = 300 000 ans
C'est l'âge estimé des plus vieilles traces d'Homo sapiens en Afrique. Nos ancêtres de cette époque-là nous sembleraient-ils humains si nous les rencontrions aujourd'hui? Sans doute ni plus ni moins que Christophe Colomb a reconnu pour humains les habitants de l'Amérique. Plus loin dans le passé, on peut légitimement se demander à partir de quand nos ancêtres ne nous paraîtraient plus vraiment, ou vraiment plus humains? Si on remonte à 3 millions d'années, on trouverait des représentants du genre Homo, mais pas encore de l'espèce Sapiens. Même si nos ancêtres de cette époque ne sont pas encore clairement identifiés, ils nous auraient un très fort air de cousinage, encore plus important que celui de nos proches cousins les grands singes, chimpanzés, gorilles, orang-outangs, sans toutefois nous paraître totalement humains, et nous aurions sans doute un certain malaise à les rencontrer.
Les paléontologues font remonter la lignée de nos ascendants non-humains bien plus loin dans le passé, jusqu'aux ancêtres communs à tous les vivants d'aujourd'hui, il y a plus de trois milliards d'années. Il s'agit là encore de généalogie, celle des espèces et non plus celle des individus, mais c'est aussi la nôtre. Et ce serait dommage d'envisager sa généalogie sans la placer dans cette perspective vertigineuse de l'évolution du vivant.


© 2018-2019 Bernard Vatant - dernière modification : 2019-03-17