Cahier de Généalogie

Anne de Bretagne et Bételgeuse

Que peuvent bien avoir en commun la fameuse duchesse de Bretagne deux fois reine de France, et la non moins célèbre étoile de la constellation d'Orion? L'éclat et la renommée, bien sûr, mais aussi la mesure de l'espace-temps qui nous sépare de l'une comme de l'autre. Anne de Bretagne a vécu il y a maintenant un peu plus de cinq siècles (1477-1514), et Bételgeuse se situe à environ cinq cents années-lumière de notre Système Solaire, valeur estimée avec une grosse incertitude, et dépendante des méthodes et des instruments employés. Pour l'exercice proposé ici, on admettra que la lumière qui nous parvient aujourd'hui de Bételgeuse a été émise à peu près à l'époque où Anne régnait sur la Bretagne et la France.

De loin, on ne voit que les étoiles brillantes

Bételgeuse est une étoile de première grandeur, parmi les dix les plus brillantes du ciel. C'est une étoile géante, dont la luminosité absolue est de l'ordre de cent mille fois celle de notre soleil. Si ce dernier était situé à une distance analogue, il serait totalement invisible à l'œil nu, et à la limite de visibilité d'un petit télescope d'amateur ou d'une excellente paire de jumelles, dans un ciel très pur et pour un observateur aguerri. Or les étoiles d'un éclat similaire ou plus faible que celui notre soleil représentent l'immense majorité du "commun des étoiles", c'est-à-dire que pour une Bételgeuse, il existe à des distances analogues une multitude d'étoiles encore inconnues de l'observateur du ciel et absentes des cartes, et que des instruments de plus en plus sophistiqués, comme Gaia s'emploient à découvrir et répertorier dans d'énormes bases de données.

Peut-on dire qu'il en est des humains comme des étoiles? Pour une reine dont la renommée franchit les siècles, combien de ses obcurs sujets dont la mémoire depuis longtemps perdue par la transmission orale n'a laissé jusqu'à aujourd'hui aucune trace écrite? La plupart de nos ancêtres à cinq siècles de distance sont probablement de ceux-là, un commun des mortels aussi nombreux et aussi peu visible que le commun des étoiles. Cinq siècles, c'est entre quinze et vingt générations, ce qui représente grosso modo pour chacun d'entre nous cent mille ancêtres. Or, qui peut identifier avec certitude plus d'une poignée d'entre eux? Et comment s'étonner que les rares qu'on trouve à grand-peine soient nobles homs? Bien sûr la famille de ceux-là devait pieusement conserver des preuves écrites de ses origines, nécessaires à prouver régulièrement ses quartiers de noblesse! Et si ce ne sont des nobles, ce seront à tout le moins des notables d'une façon ou d'une autre, qu'ils aient laissé eux-même des traces écrites, ou que des chroniqueurs de l'époque l'aient fait pour eux.

L'essentiel est invisible pour les yeux

L'astronomie moderne, dont on peut fixer le point de départ à la lunette de Galilée en 1610, a d'abord progressé de façon quantitative. Des instruments plus puissants collectant plus de lumière permettent de détecter des astres de plus en plus lointains et/ou de moins en moins brillants. Le 20ème siècle verra un saut qualitatif par l'analyse de la lumière (la spectroscopie), l'observation dans les longueurs d'ondes non visibles avec les radio-télescopes et les observatoires spatiaux et l'analyse du rayonnement cosmique, et enfin le 21ème siècle la détection des ondes gravitationnelles. La lumière visible n'est plus qu'une petite partie de l'information qui nous parvient de l'univers lointain, et on sait maintenant que les étoiles elles-mêmes ne représentent qu'une toute petite partie du contenu de cet univers, l'essentiel étant obscur dans tous les sens du terme, mais plus inobservable.

En est-il de même en généalogie? Sur le plan quantitatif, la masse de documents facilement accessibles au généalogiste amateur a augmenté, mais cela ne change pas fondamentalement la situation évoquée ci-dessus. Le commun de nos ancêtres qui n'a pas laissé de documents reste inaccessible de cette manière. Mais il est un autre type d'information qui nous vient de nos ancêtres, celle que nous portons dans nos gênes et que nous avons maintenant les moyens de lire et d'interpréter. Si les documents représentent une information analogue à la lumière visible des étoiles, on peut dire que l'accès à l'information génétique permet une généalogie de l'invisible. La phylogénétique montre à l'évidence notre parenté avec toute la famille humaine, et au-delà notre cousinage plus ou moins lointain avec toutes les espèces vivantes. Nous avons ainsi accès d'une certaine façon à nos ancêtres les plus obscurs et les plus lointains, ceux dont nous ne saurons jamais le nom ni même à quoi ils ressemblaient vraiment.

Dans leur exploration du passé lointain, cosmologie et généalogie se rejoignent ainsi dans leur récit de l'histoire du monde, et même dans leur vocabulaire. On parle d'origine et d'évolution pour les espèces comme pour les étoiles ou les galaxies. Les astrophysiciens nous parlent désormais volontiers d'étoiles de "première génération" qui seraient les "ancêtres" de notre soleil. On emploierait volontiers le terme de cosmogénéalogie pour désigner cette convergence. Ne cherchez pas ce mot dans votre dictionnaire, même votre moteur de recherche favori risque d'être un peu sec. Mais si vous cherchez l'anglais cosmogenealogy, il est probable que vous tombiez sur cette excellente présentation de Winona LaDuke. Prenez le temps d'écouter-lire (la version liée ici est sous-titrée en français) ce que cette représentante du peuple Ojibwe raconte sur notre parenté avec les vivants qui sont notre nourriture, qu'ils aient comme elle dit "des ailes, des nageoires ou des racines". Les "cosmogénéalogies" des peuples premiers d'Hawaï ou des Maori, nous dit Winona, racontent ce cousinage de façons aussi diverses que fort belles, et qui au fond rejoignent le récit des sciences de l'Univers, de la Terre et de la Vie.

Nos ancêtres étaient (plutôt) prospères

Après cette excursion cosmique, revenons à nos Bretons. Connus ou inconnus, célèbres ou obscurs, nos ancêtres ont eu une postérité assez nombreuse pour qu'elle se perpétue jusqu'à nous. D'autres de leurs contemporains n'ont pas eu cette chance et leur lignée s'est éteinte, ou ne compte à ce jour que de rares descendants. Au fil des générations, l'écart ne fait que se creuser entre ceux qui ont beaucoup de descendants et ceux qui n'en ont plus du tout. Et donc mes ancêtres contemporains d'Anne de Bretagne sont non seulement les miens, mais ceux de dizaines de milliers de cousins au bas mot. Les conséquences d'une telle évidence sont peut-être risquées à explorer et un peu dérangeantes, en tout cas peu de généalogistes semblent s'y aventurer, conscients ou non qu'ils risquent de nourrir les débats autour de ce qu'il est convenu d'appeler le darwinisme social. Il devrait pourtant être possible sinon aisé, à partir de bases de données généalogiques existantes, de prendre un échantillon sociologiquement représentatif d'une population d'aujourd'hui, et de la comparer à la distribution sociale de ses ancêtres, sans faire d'hypothèse a priori sur les résultats d'une telle recherche.

Sans prétendre à une quelconque validité statistique, le travail en cours sur les cercles de mon ancêtre Jean-Joseph Vatant me permet d'explorer assez systématiquement la généalogie d'une population très endogamique du centre Bretagne dans les années 1800, autour de Paule, Glomel et autres lieux. A cette époque ce sont de simples paysans, pour la plupart analphabètes, vivant dans des conditions rudes avec une mortalité infantile et une espérance de vie en conséquence, une population décrite sans ménagement par les contemporains comme particulièrement attardée économiquement et culturellement. Certains sont un peu plus prospères que la moyenne, mais beaucoup d'autres dans leur acte de décès sont qualifiés de "mendiants". Or j'ai été d'abord surpris de découvrir quelques générations au-dessus d'eux, via des branches qui se recoupent à maintes reprises, la présence non négligeable de quelques dynasties de notaires et procureurs royaux, souvent alliées ou apparentées au 17ème siècle à la petite aristocratie locale ou les gros propriétaires terriens. Ces Jégou, Le Bail, Guezno et autres semblent bien prospères, ils vivent vieux, se marient souvent à plusieurs reprises avec des femmes plus jeunes dont ils ont beaucoup d'enfants qu'ils savent à leur tour marier à de "bons partis". Deux siècles plus tard, l'Ancien Régime s'étant effondré et leur corporation disparue, leurs descendants ont connu des fortunes diverses, mais demeurent extrêmement nombreux vu le dynamisme démographique initial de leurs ascendants, et on les retrouve quasiment dans toutes les familles du secteur.

Or dans une telle étude, l'"effet Bételgeuse" évoqué plus haut n'intervient quasiment pas, puisque les registres paroissiaux heureusement conservés permettent un recensement quasi-exhaustif jusqu'avant 1700, où les brillants comme les obscurs sont notés. Les registres de Paule aux Archives Départementale des Côtes-d'Armor remontent jusqu'en 1668, ceux de Glomel jusqu'en 1523, les plus anciens étant en bien triste état il faut avouer. La sur-représentation de ces familles de notables dans les ancêtres du 17ème siècle n'est pour l'instant qu'une impression générale issue d'un travail encore très incomplet, mais qui ne fait que se conforter au fur et à mesure que l'exploration avance. Il serait bien sûr extrêmement intéressant de comparer avec des études analogues sur d'autres populations en d'autres lieux et d'autres temps, pour voir s'il s'agit là d'une exception locale, ou d'un phénomène général, comme on peut être assez fondé à le croire. En effet, notable ou pas, il faut une certaine prospérité pour élever une famille nombreuse dans de bonnes conditions. Certes, les miséreux ont souvent beaucoup d'enfants, et d'aucuns ne se privent pas de le leur reprocher. Mais la sous-alimentation, les mauvaises conditions de vie et d'hygiène entraînent partout et toujours le même cortège de mortalité infantile, d'espérance de vie limitée comme on l'a dit plus haut. Les femmes meurent en couches, le veuvage est courant même chez les très jeunes, etc. Tout cela contribue au bout de quelques générations à une descendance qui se réduit comme peau de chagrin.

Si telle est la règle, qu'on l'aime ou pas, qu'on le déplore ou l'approuve, on n'aurait au moins plus à s'étonner de trouver tant de notables dans ses ancêtres, et encore moins à en tirer une quelconque fierté mal placée, puisque tout le monde serait logé à la même enseigne. Une très bonne chose, en vérité!


© 2021 Bernard Vatant - dernière modification : 2021-05-08