Ceci n'est pas une trace

La présence de la trace témoigne de l'absence de ce qui l'a formée ...
... les traces ne donnent pas à voir ce qui est absent, mais plutôt l'absence même.

Sybille Krämer

Textum Infinitum


Le texte n'a ni début, ni fin. Ce qui s'écrit ici, ailleurs, partout et toujours, ce ne sont que fragments singuliers, pris entre le silence qui précède, ou devrait précéder toute lecture comme toute écriture, et ce point qu'on dit à tort "final" et qui n'est guère qu'un point de suspension, un point d'orgue peut-être, en tout cas une pause, un retour au silence dans l'attente d'une suite parmi toutes les suites possibles. C'est pourquoi nous répugnons si souvent à terminer un livre qui nous a transportés, et ne le quittons à regret qu'à cause de la certitude de celui qui viendra bientôt prendre sa place sur notre table de chevet ou notre bureau de travail. Car cela vaut pour l'écriture aussi bien que pour la lecture. En cela le texte est de même nature que le vivant, l'un comme l'autre sont un tissu (textum) infini que nous ne découpons en individus singuliers que par commodité de langage, sachant que chacune de ces singularités ne fait sens que par son interconnexion au tissu global, par ses ancêtres, sa descendance, et toutes les autres singularités avec lesquelles elle échange et interagit. Le texte engendre le texte, comme le vivant engendre le vivant, vivum de vivo sicut textum de texto, sans qu'il y soit possible ou même utile d'y chercher une origine ou une fin, de trouver ce point obscur de récursivité où le vivant s'engendrerait de lui-même, et où le texte s'inventerait.

Selon les archéologues du code génétique, la vie aurait inventé son code, il y a plus de trois milliards d'années, texte que tous les vivants qui furent depuis ces temps reculés mes ancêtres ont recopié, modifié, étendu, copié-collé, assemblé, recombiné, jusqu'à la version toujours inachevée que je transporte à autant d'exemplaires que j'ai de cellules, soit plusieurs dizaines de milliers de milliards de copies, et dont j'ai transmis la moitié à chacun(e) de mes enfants. Le texte génétique, comme tous les textes, est une traduction, une réécriture. Il contient comme la robe de mariée du proverbe quelque chose de neuf, quelque chose de vieux, quelque chose d'emprunté, quelque chose de bleu[1].

J'avais quatre jours, le 25 avril 1953, lors de la publication de l'article de James Watson et Francis Crick décrivant la structure de l'ADN. Avec son alphabet, ses procédures et ses erreurs de copie, et sa capacité performative, le texte génétique n'est pas seulement la mémoire de ce qui fut. Comme une incantation ou un sortilège, il dit ce qui doit advenir. La lecture de ce texte par les mécanismes cellulaires met un monde vivant en ordre, ou en désordre, comme nous le montre chaque jour l'actualité. Le texte d'un virus, c'est cinq cents lignes de soixante caractères, qui ont le pouvoir de mettre notre civilisation à genoux, et dont la moindre subtile variation nous incite à l'humilité. Cinq cents lignes répétées à l'infini, qui se rient des milliards de pages qu'on leur oppose, publications pour en décrire les effets, mesures pour tenter de le combattre, articles et commentaires repris et amplifiés par l'immense rumeur textuelle des réseaux sociaux. Mais comme une graine de vivant, chacun de nos textes singuliers possède aussi ce pouvoir d'être préservé par l'oubli et le silence des siècles, de ressurgir et renaître à tout moment, pour inspirer peut-être d'autres générations de lecture et d'écriture, même s'il ne reste de leur auteur que l'absence.

Ce siècle et le précédent ont réinventé le texte, l'ont étendu à de nouveaux supports, à de nouveaux modes d'écriture, de copie, de traduction. De la plume Sergent-Major et de l'encrier de mon enfance à ce clavier que j'utilise aussi maladroitement qu'elle, du tableau noir de la salle de classe à l'écran où tu lis ces lignes, lecteur improbable qui m'a suivi plus loin que le premier paragraphe. Et bien sûr l'hypertexte, le Web collaboratif et les données liées, tout ce que Teodora Petkova nomme si joliment "The Brave New Text"[1], sont autant de nouvelles formes de textum infinitum. Nous pouvons légitimement nous poser la question de l'avenir du texte [2], de même que nous nous posons la question de l'avenir de la vie sur notre planète, et à vrai dire les deux avenirs sont liés.

La généalogie, dont il est beaucoup question dans ces pages, c'est aussi et avant tout mettre du texte en ordre, rechercher et rassembler des traces disparates, les confronter à la mémoire des vivants, tisser le tout en un récit plausible. Le texte généalogique a évolué, comme les autres, des chartes médiévales aux logiciels et bases de données collaboratives en ligne. Et sous sa forme la plus moderne, avec les tests ADN, elle rejoint la mère de tous les textes. Se consacrer à la généalogie c'est aussi se confronter chaque jour à ce perpétuel inachèvement, accepter qu'on abandonnera le texte quelque part en chemin, que d'autres écriront la suite, avec l'espoir que personne, jamais, n'y pose un point final.

Je garde de l'école de mon enfance la nostalgie des cahiers, j'en ai commencé beaucoup et terminé très peu, que ce soit dans mes tiroirs ou sur le Web. On en trouvera deux exemplaires ici, un Cahier de Généalogie et un Cahier de Textes, tous deux bien sûr soigneusement inachevés.


[1] Teodora Petkova, Something old, something new, something borrowed, something blue, in The Brave New Text
[2] The Future of Text, un livre collectif rassemblant des visions sur l'avenir du texte et de ses technologies.

© 2021-2024 Bernard Vatant - dernière modification : 2024-02-01