C'est comme ça parce que c'est comme ça J'ai parcouru quelques chemins de montagne et quelques anciens textes chinois cet été, les uns et les autres exigeant une bonne forme physique et mentale, et intéressants à mettre en parallèle. [image : un sentier de montagne à peine tracé vers un col] 道行之而成 物謂之而然 Cette image a été capturée hier, et la légende est tirée d'une des pages les plus obscures de Zhuangzi, assez proche dans l'esprit d'une autre page taoïste dont nous parlions ici récemment. Nous avons là encore une fois deux phrases dont la parllélisme suggère l'idée d'une ontogénèse similaire pour les chemins et pour les "choses" en général. Ma synthèse personnelle de différentes traductions serait la suivante, préservant autant que possible l'ambiguïté du texte original. "La marche fait le chemin comme il est, Le nom fait la chose comme elle est." Tout cela n'est pas sans rappeler bien sûr le premier chapitre de Laozi (avoir un nom est la mère de toute chose). Dans un contexte taoïste, ce qui est implicite ici est qu'il y a des façons "adéquates" de marcher et de nommer, et qu'il ne s'agit pas de le faire à tort et à travers. Même si, comme dans l'image, le sentier est à peine une trace qui semble s'évanouir assez vite dans le chaos du pierrier. Des sentiers aussi incertains disparaissent effectivement très vite s'ils ne sont pas régulièrement parcourus et entretenus par le passage des randonneurs. Mais ils ne sont pas si aléatoires qu'on pourrait croire. Même en l'absence de trace visible, tout bon marcheur traversera le pierrier en direction du col en suivant une trajectoire assez similaire, géodésique définie pour minimiser dépense d'énergie et prise de risque. Du point de vue taoïste, cette trajectoire optimale qui suit les lignes naturelles du paysage est conforme au 道 (dào), terme qui désigne aussi bien la nature du terrain que la façon d'y marcher de façon adéquate. On l'a déjà écrit ailleurs, il ne s'agit pas là d'un principe transcendant, mais de la simple nature des choses, éternellement changeante. L'homme sage est comme le marcheur avisé, nous dit Zhuangzi, quand il nomme les choses. Pour trouver le terme adéquat, il suit les lignes naturelles du monde, du langage et de son environnement social et culturel. Et il sait que ces dernières sont sujettes au changement. Comme le chemin de montagne, ni les choses ni leurs noms n'ont un tracé définitif. Et Zhuangzi insiste dans la suite de ce texte sur le fait que cela ne nécessite aucune explication supplémentaire et que toute dispute à ce sujet est stérile, par l'usage répétitif du terme 然, signifiant "ainsi" ou "comme ça". Le chemin est ainsi parce que c'est comme ça, et la chose est ainsi parce que c'est comme ça. La traduction proposée par le Chinese Text Project ajoute une couche supplémentaire d'interprétation : "A path is formed by (constant) treading on the ground, A thing is called by its name through the (constant) application of the name to it." Cette "constance" n'est pas explicite dans le texte original, mais semble faire du sens dans le contexte où écrit Zhuangzi. Pour que la trace devienne un sentier, il doit être piétiné encore et encore par beaucoup de marcheurs, et de même la chose vient à l'existence par répétition de son nom. Les chemins et les choses sont des artefacts culturels, polis par l'usage. Publication originale by Bernard Vatant : https://bvatant.blogspot.com/2015/08/it-is-so-because-it-is-so.html Date de traduction : 2020-04-03