TOUT TEXTE EST UN HYPERTEXTE On notait ici naguère que l’hypertexte n’était pas mort, même si ses promesses initiales de révolutionner la littérature n’ont pas été tenues. Je reviens sur ce sujet en parcourant aujourd’hui dans une fort savante revue de sémio-linguistique des textes et discours un article intitulé "Des discours et des liens. Hypertextualité, technodiscursivité, écrilecture". On peut lire ceci dans la section "Les parcours de l’écrilecture" : … l’écrilecture hypertextuelle pose la question de l’existence même du discours et de l’imprévisibilité de sa constitution : si le scripteur, sur le tableau de bord de son blog, écrit bien un texte linéaire, certes parsemé de liens vers des textes-cibles mais constituant un tout qui semble bien "faire texte", sa production une fois publiée pourra faire texte de toute autre manière, écrilu partiellement et continué par les textes-cibles desquels l’écrilecteur pourra ne jamais revenir. Si la différence entre texte écrit et texte lu a toujours été dans la nature de toute production écrite, l’écriture hypertextuelle la radicalise au point d’en faire deux entités qui peuvent n’avoir plus grand chose en commun ... Et si finalement l’hypertexte n’avait rien apporté d’essentiellement radical à l’écrilecture? Cela expliquerait en partie le flop de la révolution littéraire annoncée. Les textes d’avant et d’après, comme les bons vieux livres en papier, sont déjà de l’hypertexte avant la lettre dans la mesure où ils sont truffés de références explicites ou implicites à des lieux, des personnes, des œuvres d’art, d’autres livres. Le lecteur peut à tout moment interrompre sa lecture pour suivre ces références, sauter des pages ou quitter le livre pour en ouvrir un autre, comme sur le Web. L’hypertexte a simplement implémenté techniquement ces liens intertextuels en les rendant possibles d’un simple clic, il n’en a pas changé essentiellement la nature. Peut-être nous a-t-il permis de prendre conscience du fait que nous avons toujours lu et écrit, ou du moins que nous aurions toujours pu lire et écrire de cette façon. Quand j’étais enfant, inconscient de cette réalité, je m’obligeais (ou peut-être on m’obligeait plus ou moins explicitement) à lire chaque livre commencé jusqu’au bout, et je m’interdisais de lire plusieurs livres en parallèle. J’ai mis longtemps à me libérer de ces entraves aux droits imprescriptibles du lecteur à traverser les textes à tort et à travers. Le Web a sans doute aidé à faire taire définitivement mes derniers scrupules. Aujourd’hui je peux même reprendre de vieux cahiers manuscrits laissés inachevés au tournant du siècle dernier, et les continuer avec la pleine conscience de tisser sur le papier comme ici dans ces pages, de l’hypertexte. Lire ou écrire un texte comme un hypertexte, c’est aussi avoir la conscience qu’il ne commence pas à la première ligne pour s’achever au point final. La lecture comme l’écriture est un parcours qui ne fait que passer par le texte en cours. Auteur ou lecteur, je viens d’ailleurs, d’un autre texte, et je poursuivrai ma route ensuite. Même si, à l’instar de l’enfant sage que j’étais, les yeux ou la plume suivent docilement le cours linéaire des mots du premier au dernier, l’esprit vagabonde entre les lignes et au-delà des pages, suivant des liens invisibles. Avant comme après l’hypertexte, chaque lecture fait texte d’autre manière. Publication originale Ewen Penanguer : https://penanguer.wordpress.com/2019/04/04/aller-retour-du-texte-a-lhypertexte/