Trois tiers de deux siècles
Le temps que nous avons vécu est la meilleure unité de mesure pour mettre les événements en perspective, et peut-être envisager le futur autrement que sur le mode narratif apocalyptique qu'affectionnent nos modernes collapsologues. Au terme de cette année 2019, j’aurai vécu deux-tiers de siècle. C’est l’âge qu’avaient mes grands-parents à ma naissance. Ils étaient nés en 1886, au fond de la Bretagne paysanne. Dans leur enfance, ils vivaient là grosso modo comme leurs aïeux des siècles précédents. Agriculture vivrière, traction animale, quasi-autarcie alimentaire, ni eau courante, ni électricité. Niveau de vie, mortalité infantile et espérance de vie en conséquence. La population mondiale à cette époque était d’environ 1,5 milliards, un cinquième de sa valeur actuelle.
Mes grands-parents ont connu les deux guerres mondiales, mon grand-père blessé deux fois à Verdun où ses frères et cousins sont tombés en nombre. Ils ont échappé aussi à la grippe espagnole, et même grâce à elle ils ont quitté la Bretagne pour prendre un fermage en Normandie. Le propriétaire de l’exploitation, où mon grand-père allait avant la guerre faire les moissons, avait perdu toute sa famille et tous ses employés dans l’épidémie.
Quand je suis né en 1953, mes grands-parents avaient l’âge que j’ai aujourd’hui. Dans la maison d’école de mon père instituteur, où ils vivaient avec nous, ni eau courante, ni chauffage central, ni toilettes ni salle de bain, pas de téléphone. Mon grand-père est décédé en 1959, je garde le souvenir de sa casquette de paysan, de la pierre à faux dans la corne à sa ceinture, les pneus de voiture qu’il découpait pour ressemeler ses sabots. Ma grand-mère est décédée en 1974. Elle a vu à la télévision en 1969 les premiers pas de l’homme sur la Lune. La population de la planète atteignait alors les 4 milliards.
1886-1952, 1953-2019: deux tiers de deux siècles. Que se passera-t-il dans le troisième tiers qui vient, de 2020 à 2086? De grands bouleversements sans doute, pas pour le meilleur probablement, et je peux imaginer que le niveau de consommation de mes petits-enfants et de leurs petits-enfants revienne bon gré mal gré à quelque chose de comparable à celui qu’avaient connu mes grands-parents deux siècles auparavant. C’est une perspective rude, mais pas vraiment la fin du monde. Ma génération, celle de mes parents et celle de mes enfants, générations dorées qui ont fait un pacte avec le diable pour vivre un siècle dans une dangereuse illusion de croissance sans limites, au regard de l’histoire apparaîtraient juste comme une longue parenthèse, une erreur aux conséquences lourdes, certes, mais ni plus ni moins la fin du monde que la chute de l’Empire Romain, les grandes pestes du Moyen-Age, les guerres mondiales, la grippe espagnole ou les famines en Chine du siècle dernier.
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